Ahmed Abdelkrim
Un séisme silencieux vient d’avoir lieu au cœur du dispositif sécuritaire d’un État réputé pour sa verticalité implacable et son culte du secret. La fuite à l’étranger de Mehdi Hijaouy, ancien haut cadre de la Direction générale des études et de la documentation (DGED), organe névralgique du renseignement extérieur marocain, ne relève pas de l’anecdote, encore moins du fait divers. Cet événement majeur révèle des tensions internes, des fractures systémiques et une crise de légitimité rampante qui ronge les fondements du pouvoir monarchique marocain.
Si les autorités de Rabat s’efforcent d’en réduire la portée à une affaire d’« escroquerie » et de « facilitation d’émigration illégale », la lecture des événements impose une tout autre analyse. Ce n’est pas un simple cadre administratif qui s’est soustrait à la justice — c’est un homme du sérail, un initié, détenteur de secrets, familier des arcanes du pouvoir, qui a tourné le dos à un régime dont il fut longtemps l’un des rouages stratégiques.
Un exfiltré du cœur du système
La DGED n’est pas un service de renseignement ordinaire. Dans l’architecture institutionnelle marocaine, elle constitue un instrument de contrôle politique, un levier diplomatique parallèle, un centre de gestion de l’invisible. Placée sous l’autorité directe du roi Mohammed VI, elle est à la fois le bras armé des ambitions extérieures du royaume et la cheville ouvrière de sa diplomatie d’influence — de Paris à Abidjan, de Bruxelles à Washington.
Mehdi Hijaouy, ex patron des services extérieurs aurait supervisé plusieurs dossiers sensibles, notamment en lien avec la surveillance des communautés marocaines à l’étranger, le financement de relais d’opinion, et le pilotage de stratégies d’influence discrètes. Sa défection sonne indiscutablement comme une dislocation interne, un désastre sécuritaire.
Quand la raison d’État vire au soupçon généralisé
Le traitement réservé à l’ancien agent est à la hauteur de l’inquiétude qu’il suscite : mandat d’arrêt international, représailles contre ses proches, campagnes d’intimidation latentes. Le Makhzen, fidèle à ses réflexes autoritaires, active les leviers d’un système judiciaire instrumentalisé, espérant faire taire par la peur ce qu’il ne peut plus contenir par la loyauté. C’est la raison d’État dans sa version paranoïaque, celle qui préfère anéantir plutôt que de négocier, effacer plutôt que d’expliquer.
Mais ce réflexe révèle plus qu’il ne protège. En s’en prenant à l’un de ses propres serviteurs, le pouvoir marocain confirme ce que beaucoup soupçonnaient : la fragilité d’un appareil verrouillé, mais fissuré, où les rivalités internes, les logiques de clans et les guerres d’influence prennent le pas sur la cohérence institutionnelle.
Le crépuscule des fidèles
Les années récentes ont vu se multiplier les signes d’un essoufflement du modèle monarchique marocain, notamment dans sa dimension sécuritaire. Concentration des pouvoirs, hypertrophie des services, absence de contre-pouvoirs civils crédibles : le système s’est durci au fur et à mesure qu’il perdait sa capacité à produire de la stabilité réelle. Ainsi, la fuite de Mehdi Hijaouy n’est pas un accident, mais le symptôme profond d’un système en fin de cycle. Symbole d’un appareil fatigué, elle révèle l’usure des liens de fidélité qui cimentaient jusque-là la pyramide du pouvoir. Le Makhzen, démontre encore une fois ses limites. Ce départ marque une rupture générationnelle, un acte de défiance totale envers une structure jugée irréformable, autoréférentielle, opaque jusqu’à l’asphyxie.
De la façade à la fracture
Le Maroc, longtemps présenté à l’international comme un « modèle de stabilité » dans un Maghreb en tension, voit peu à peu son vernis s’écailler. La fuite d’un homme de l’intérieur ne menace pas seulement la sécurité de l’État par ce qu’il pourrait révéler ; elle interroge aussi la capacité du régime à se régénérer autrement que par la répression ou la dissimulation.
Car derrière l’image d’un pays en mutation, structuré, modernisé, s’impose une autre réalité : celle d’un État verrouillé par la peur, où l’intelligence n’est pas valorisée, mais soumise. Et lorsque l’un des cerveaux du système choisit de fuir plutôt que de se taire, c’est un signal d’alarme bien plus retentissant que tous les discours diplomatiques.
L’État face à son double noir
À l’heure où l’opinion publique marocaine est privée d’un espace libre pour interroger ces dynamiques internes, la question posée par l’affaire Hijaouy est simple : que devient un régime qui ne peut plus compter sur ses propres fidèles ?
Dans les régimes autoritaires, la vérité ne surgit pas toujours par les urnes, ni même par les mobilisations de rue. Elle émerge parfois à travers des gestes de rupture silencieux, des actes de désengagement, des départs discrets mais irrévocables. C’est ce qu’incarne aujourd’hui la défection de Mehdi Hijaouy : le moment où le système se regarde dans le miroir de sa propre décrépitude.